L’aménagement du territoire transforme nos milieux de vie. Nos experts décortiquent les enjeux soulevés par l’actualité et vous partagent les nouvelles et les idées qui nous font avancer ensemble.
Réflexions BC2
Le modèle originel de la grande surface commerciale ne correspond plus aux dynamiques actuelles : la transition vers des complexes plus urbains, le poids accru du commerce en ligne, la recherche de nouvelles « expériences », l’optimisation des terrains en fonction de la pression foncière et le vieillissement de nombreux centres imposent de redéfinir les modèles en place.
La redéfinition du modèle des centres commerciaux est inévitable et s’accompagne de nombreux défis. Elle offre aussi l’opportunité aux urbanistes, aux architectes et aux développeurs de créer de nouveaux milieux de vie mixtes et de réfléchir à la densification de ces espaces .
La traduction française littérale du terme de « mall » est « mail », ce qui désigne en vieux français une allée ou une promenade.
Ce retour aux sources linguistiques souligne l’origine même du principe du centre commercial, dont l’aménagement s’est inspiré à la fois des premiers marchés publics et bazars de l’Antiquité, des foires et marchés couverts du Moyen Âge, puis de l’apparition des boutiques, des rues commerçantes, des passages couverts, des halles et des premiers grands magasins à la révolution industrielle au 19e siècle. L’objectif était chaque fois d’offrir un lieu attrayant pour faire ses achats, mais aussi pour se promener, à l’abri des intempéries, dans un lieu concentrant une grande diversité de boutiques mises en valeur par de larges vitrines incitant le visiteur à entrer et surtout à y rester pour consommer.
La paternité du modèle du centre commercial régional est attribuée à l’architecte américain d’origine autrichienne, Victor Gruen. Ayant popularisé plusieurs innovations liées au commerce de détail, il conçoit, dès 1956, le premier centre commercial intérieur de banlieue à l’ambiance artificielle, le Southdale Centre (Minnesota). Pensé à l’origine comme satellite au centre-ville, formant un noyau de communauté avec une mixité de fonctions, le modèle sera reproduit dans plusieurs villes d’Amérique du nord et en Europe.
L’idée de départ de Gruen était de proposer une expérience urbaine, avec une importance accordée à l’aménagement des espaces communs, au mobilier, aux plantations et à l’animation. Toutefois, avec l’expansion du modèle, dans la grande majorité des cas, seule la fonction commerciale est conservée. Dès les années 1960, Gruen porte ainsi un regard critique sur la duplication du modèle, déplorant le manque de considération pour la qualité des espaces, le traitement des façades et le « désert d’asphalte » les entourant1 .
Southdale Centre au Minnesota
Source : Victore Gruen, conférence « The Shape of Things to Come », 1968
Places marchandes situées dans les grands ports (ex : le Pirée, Byblos, Tyr, Chypre)
Apparition des boutiques et des passages couverts au 19e siècle. Les passages se caractérisent par de longues verrières offrant un meilleur éclairage, un endroit ou l’on peut flâner et être confortable à l’abri des intempéries.
Centres commerciaux de voisinage situé le long des artères principales, implantés en fon de lot et avec un large espace dédié au stationnement en marge avant. Ex. : Place Côte-Vertu
De grands magasins aménagés dans des bâtiments autonomes (big-box stores) avec une architecture peu recherchée et faisant face à de grandes aires de stationnement partagées. Ex. : Marché central à Montréal et Carrefour de la Rive-Sud à Boucherville.
Premiers bazars d’Orient au 4e siècle (Constantinople, le Caire) : des allées avec des échoppes, à l’abri des intempéries et d’une certaine hauteur afin d’y laisser entrer la lumière. Les foires d’Europe à partir du 11e siècle : le point de rencontre de diverses nations dans un grand espace commercial pas encore sédentarisé.
Innovations accompagnant l’apparition des grands magasins : une grande surface, une grande variété de produits, des bas prix, le libre accès aux produits, de grandes vitrines servant de publicité et des prix fixes!
Centres commerciaux regroupant un ou deux grands magasins comme « locomotive », reliés par une allée piétonne intérieure donnant accès à des magasins spécialisés de plus petite taille. La place centrale devient un point focal. Localisé en position centrale, le centre commercial est entouré de vastes espaces de stationnement. Ex. : Galeries d’Anjou, Carrefour Laval.
Une offre commerciale complétée par d’autres fonctions (bureaux, restaurants, hôtels, salles de spectacle, cinémas) afin d’offrir une « expérience » complète, de jour comme de nuit. L’aménagement reprend le modèle originel de la rue commerciale extérieure, mais dans un espace géré par le privé. Ex. : Quartier DIX30 à Brossard, Don Mills à Toronto.
Depuis plusieurs années déjà, le modèle originel du centre commercial s’essouffle lentement à mesure que les modes de consommation changent, mais aussi que les bâtiments arrivent à la fin de leur vie utile. L’expérience d’achat n’est plus uniquement tournée vers le bien recherché. La façon dont on l’achète compte toujours plus, ce qui impose de revoir la manière dont les produits et les services sont proposés. La pandémie de COVID-19 n’a fait qu’amplifier ce phénomène alors que la population est plus sédentarisée et moins propice à courir les magasins dans des lieux clos. De plus, le vieillissement des actifs incite les développeurs et gestionnaires à revoir parfois radicalement leurs centres commerciaux, en s’adaptant à ces nouvelles réalités, en cherchant à optimiser au mieux ces opérations, quitte à devoir s’associer avec d’autres promoteurs ou à s’ouvrir sur de nouvelles activités, comme le résidentiel.
Le vieillissement des actifs immobiliers
Les bâtiments construits entre les années 1950 et 1970 peinent à supporter de nouvelles rénovations et ils sont souvent démolis pour être reconstruits à neuf.
La nécessité de mise aux normes
Le principal défi des actifs, c’est la nécessité de conserver un lieu de vente et de services sécuritaire et répondant aux normes actuelles, ce qu’il est difficile de continuer à faire avec des bâtiments aussi vieux.
L’obsolescence du modèle d’affaires
C’est la forme et la taille même des établissements qui changent, en fonction des besoins de la clientèle; c’est pourquoi les opérateurs doivent se réinventer et changer le modèle traditionnel en :
Les mutations démographiques et socioculturelles
Le ralentissement de la croissance démographique, le vieillissement de la population, la pluralité des communautés culturelles ont des effets sur la demande commerciale.
L’essor du commerce en ligne
Les modalités de la consommation se sont diversifiées. Entre 2009 et 2022, la part des adultes québécois ayant effectué un achat en ligne est passée de 20 % à 75 %3. La valeur des achats effectués en ligne a aussi augmenté, avec un net accroissement au cours de la pandémie de COVID-19 (+30% entre 2019 et 2021). Néanmoins, la diminution des restrictions sanitaires a aussi marqué le retour des consommateurs dans les magasins. Les pratiques d’achat sont donc marquées par l’hybridité4.
L’amélioration de l’expérience-client
L’essor de nouveaux services dans les centres commerciaux devient une tendance de fond (café, barbier, coiffeur, tailleur, etc.). Un acheteur sur deux continue toutefois de fureter en magasin avant d’acheter en ligne.
L’essor des préoccupations environnementales
Le changement des modes de vie des jeunes générations, la préoccupation croissante pour l’environnement conduisent les consommateurs à être toujours plus soucieux de la provenance des produits qu’ils acquièrent ou des codes de conduite environnementaux et éthiques respectés par les détaillants et les centres d’achat qu’ils fréquentent.
Dans les secteurs urbains centraux, les développements réalisés au cours des dernières années favorisent un principe de proximité : on assiste à une réduction des superficies moyennes des succursales afin d’assurer une multiplication des points de vente sur le territoire. Cette tendance est observée pour les pharmacies au Québec. Les superficies moyennes ont été divisées par deux, mais le nombre de succursales a été multiplié afin d’assurer une desserte de proximité.
Superficie d’une pharmacie au Québec
Les développements commerciaux réalisés jusqu’aux années 2010 privilégiaient des ratios de stationnement élevés. Les développements actuels, en particulier dans les secteurs urbains centraux, montrent que les grandes bannières et les municipalités sont prêts à diminuer les superficies de stationnement par mètre carré et à assurer une occupation du sol plus optimale.
Études de cas
Le carré Lucerne était à l’origine un « strip » commercial classique, situé à Mont-Royal, centré sur un marché d’alimentation et des commerces et services de proximité. Il se présentait sous la forme d’un alignement d’établissements localisés en fond de lot, avec un large stationnement en façade.
Le projet de redéveloppement réalisé récemment par First Capital Realty, propriétaire et gestionnaire du centre, a été de créer un milieu plus convivial pour les consommateurs et mieux intégré à son milieu, avec une prise en compte des nouveaux standards : plusieurs bâtiments, implantés principalement sur le périmètre du terrain, pour favoriser une meilleure interface avec le voisinage résidentiel, certains commerces sur deux niveaux, une partie du stationnement aménagé à l’intérieur et enfin l’intégration de la fonction résidentielle, au-dessus de certains podiums commerciaux.
Avec « The Amazing Brentwood » selon le vocable utilisé par son promoteur, on quitte le strip pour le méga centre commercial. Situé sur un terrain de 11 hectares dans le secteur de Burnaby à Vancouver, le centre commercial était au départ entouré de milliers de cases de stationnement de surface.
Avec l’ouverture de la station de skytrain Brentwood, qui dessert le centre-ville en 20 minutes, et l’intérêt des opérateurs de revoir complètement le modèle, c’est un vaste projet de requalification urbaine qui est en cours de réalisation.
Au terme de sa construction, le site accueillera 11 tours résidentielles avec 6 000 logements en copropriétés et en location en plus de 250 magasins et restaurants, parcs, place centrale, avec marché de fermiers, événements saisonniers et sociaux et l’aménagement de boulevards plantés, toits verts, etc.
Lansdowne Park présente la particularité d’être redéveloppé sur des infrastructures publiques. Le site, localisé à l’intérieur du quartier historique de « The Glebe », entre le canal Rideau et un secteur résidentiel, était en effet utilisé exclusivement comme lieu sportif et événementiel, avec son stade et le Pavillon Aberdeen, et intégrait de nombreux stationnements extérieurs.
Le redéveloppement majeur de Lansdowne a été planifié à partir de 2012 , sur la base d’un partenariat public-privé. Ce nouveau quartier mixte combine plusieurs édifices commerciaux sur deux étages ouverts sur la rue et reliés par un stationnement souterrain. Le stade TD a été rénové, le pavillon Aberdeen reconverti en marché fermier. Une patinoire est aménagée en hiver et un vaste parc a remplacé les surfaces asphaltées.
Les centres commerciaux redéveloppés au cours des dernières années intègrent une gamme toujours plus large de fonctions : services communautaires, institutionnels, de santé, de sports et loisirs, de divertissement, unités résidentielles (dont des résidences pour personnes âgées). La diversification des fonctions urbaines5 s’accompagne de nouvelles formes de sociabilités. Ce phénomène est notamment analysé à travers le concept de « troisième lieu », traduction du concept de third place6.
En plus de l’espace du domicile (premier lieu) et de celui du travail (deuxième lieu), les individus auraient besoin de fréquenter des espaces favorisant les rencontres et la sociabilité, soit le « troisième lieu ». Les centres commerciaux incarnent cette fonction pour certains publics, comme les personnes âgées et les jeunes7.
PLUSIEURS CRITÈRES PEUVENT ÊTRE CONSIDÉRÉS POUR IDENTIFIER ET CARACTÉRISER LES GRANDS ESPACES COMMERCIAUX POUVANT FAIRE L’OBJET D’UNE STRATÉGIE DE REDÉVELOPPEMENT ET DE DENSIFICATION :
Les critères relatifs aux pôles commerciaux, tels que la période de construction du centre, le mix commercial actuel et son évolution récente, la superficie consacrée aux stationnements, le niveau de rénovation ou non du centre, l’existence de clauses dans les baux des grandes bannières constituant des contraintes au redéveloppement et à la densification, la configuration du centre et la localisation des locaux vacants, etc.
Les critères relatifs au milieu d’insertion, tels que le site et la localisation, l’accessibilité actuelle et future, la proximité d’un mode de transport en commun structurant, l’environnement urbain, la trame urbaine, l’offre de services environnants (privés, publics et communautaires), la présence de nouveaux développements aux alentours (pressions de développement), etc.
La géomatique peut constituer un outil puissant permettant de cibler et de prioriser les interventions en termes de redéveloppement de pôles commerciaux. Elle permet de visualiser et de croiser spatialement des couches d’information provenant de diverses bases de données ce qui permet de réaliser des analyses multicritères. Par exemple, certaines municipalités publient des données sur des sites à fort potentiel de redéveloppement. En combinant ces données avec le zonage, les pôles de transport collectif ou encore les données du recensement, il est possible de filtrer l’information afin d’identifier des sites qui répondent à une série de critères spécifiques.
CE CAS D’ANALYSE FICTIF ILLUSTRE UNE DES MULTIPLES UTILISATIONS DE LA GÉOMATIQUE : EN CROISANT DES DONNÉES SUR LE ZONAGE, LA CROISSANCE DÉMOGRAPHIQUE ET LA PROXIMITÉ D’AXES DE TRANSPORT EN COMMUN, IL EST POSSIBLE D’IDENTIFIER, SUR UN TERRITOIRE DONNÉ, LES ESPACES COMMERCIAUX QUI BÉNÉFICIERAIENT D’UN ENVIRONNEMENT PROPICE À UNE STRATÉGIE DE REDÉVELOPPEMENT.
LE REDÉVELOPPEMENT D’UN CENTRE COMMERCIAL NÉCESSITE LE PLUS SOUVENT UNE MODIFICATION RÉGLEMENTAIRE, EN TERMES DE HAUTEUR, DE DENSITÉ OU DE FONCTIONS SUPPLÉMENTAIRES.
Que ce soit un changement de zonage ou un projet particulier, cela exige plusieurs étapes d’approbation et l’adhésion de différents acteurs (fonctionnaires, élus et citoyens). La démarche entraîne souvent des révisions au projet initial, si ce n’est un changement de cap, en fonction des commentaires et les enjeux soulevés (commerce devant rester ouvert, phasage, acceptabilité sociale, etc.).
Étape 1 : Préparation projet de redéveloppement
Intégration des enjeux
Définition du programme
Étape 2 : Négociations municipales
Modification réglementaire requise (usage, hauteur, densité, etc.)
Étape 3 : Réalisation du projet de redéveloppement
Préparation des plans et devis
Avec la participation des différentes parties prenantes, inclusion de logements, abordables, meilleur partage des espaces publics et privés, durabilité urbaine, etc.
Meilleure gestion du site en amont, des eaux de pluie et des déchets, espaces plus invitants extérieurs, utilisation d’énergie ou de matériaux renouvelables, réutilisation de bâtiments existants
Des lieux mixtes où l’on peut travailler, vivre et se détendre : logements, bureaux, hôtels, équipements de loisirs, culture et éducation, coworking, etc.
Comportements des consommateurs, cabines d’essayage interactives, livraisons par drones, gestion des flux de circulation des piéton et véhicules, etc.
Lieux de rencontres, d’animation et de divertissement jour et nuit, manèges, patinoire, murs d’escalade, jeux pour enfants, camions de cuisine de rue ou pôle important de restauration avec produits frais, cours de cuisine, livraison, etc.
Implantation plus en milieux urbains centraux ou près des nœuds de transport majeurs, réduction de la taille des magasins et des ratios de stationnement, stationnements étagés ou souterrains, alignement et animation sur rue, etc.
Avec plus de convivialité en rapprochant les bâtiments près de la rue, sans murs aveuglés en offrant des cheminements pour piétons, cyclistes ou personnes à mobilité réduite plus conviviaux et sécuritaires
Plus de spontanéité et d’originalité, magasins temporaires, pop-up selon les saisons, baux flexibles, entrepôts partagés, etc.
Hard-discount ou offrant plus de services (gym, nettoyeur, garderie, voiturier, vestiaire, etc.)
CHIVALLON Christine et al., Artefact de lieu et urbanité, le centre commercial interrogé, In: Les Annales de la recherche urbaine, N°78, 1998. Echanges / Surfaces. pp. 28-37
HARDWICK, Jeffrey. Mall Maker – Victor Gruen: Architect of an American Dream, 2010, 288 pages.
MAUMI Catherine, L’urbanisme tri-dimensionnel de Victor Gruen à l’épreuve du « futur prévisible » des villes nouvelles parisiennes, Inventer le Grand Paris, 2015.a>
NEDELEC Pol-Alain, Le Centre Commercial – histoire d’une forme, portée d’un modèle, 2014, 145 pages.
TAILLON Grégory, Et si les centres commerciaux devenaient de véritables quartiers?, Kollectif.net, 2017.>