05-12-2023

Réflexions BC2

S’emparer de l’hiver, profiter du froid

Chapitres

Le jeu de l’hiver, un court métrage réalisé par Bernard Gosselin et Jean Dansereau en 1961, débute avec plusieurs courtes séquences illustrant le théâtre de l’hiver. Les flocons blancs tapissent une pellicule sans couleur. Le bruit du vent domine la première scène, puis celui, plus violent, d’une déneigeuse à bout de souffle. Au loin, un moteur gronde, les pneus patinent, mais la voiture ne bouge pas. Ailleurs, de jeunes hommes peinent contre le froid en suivant les traces laissées par une voiture, afin d’éviter un trottoir enneigé. Ailleurs encore, une jeune femme marche seule et lentement pour ne pas glisser. La mélodie d’un hiver froid est soudainement remplacée par le son d’un vibraphone. Le rythme rapide s’accélère avec l’accord d’une guitare. La musique évoque le voyage, la vie, le soleil. Les scènes deviennent festives. Jeux de glisse sans luge ni tapis magique, les enfants jouent couverts de neige et malgré le froid. Le pavé de rue transformé en partie de hockey, interrompue quelques secondes seulement par le passage d’une voiture qui s’excuse. La montagne, un terrain de ski, course de karts sur glace entre deux murs de neige. Fidèle à son titre, le film se termine sur un montage illustrant les plaisirs de cette saison glacée, sans occulter l’imaginaire de l’hiver aux trottoirs hors service et aux journées obscurcies à partir de quatre heures et quart.

L’hiver comme opportunité

La nordicité, concept développé par le géographe québécois Louis-Edmond Hamelin dans les années 1960, englobe les caractéristiques des régions liées au froid, à la neige et aux journées courtes de l’hiver. Comme expliqué dans la première publication sur la nordicité, ce concept reflète l’adaptation des sociétés humaines aux conditions nordiques. Il incarne l’évolution de nos relations avec l’espace au fil des saisons, impactant nos relations sociales, spatiales, économiques et culturelles.

Cette deuxième publication met l’accent sur certaines pratiques d’aménagement qui peuvent contribuer à la résilience territoriale tout en tirant parti du caractère de l’hiver. Ainsi, elle présente des exemples d’interventions possibles grâce au froid, à la neige et à l’obscurité, qui offrent de nouvelles pistes de réflexion sur l’aménagement résilient, et donc sur les meilleures pratiques de demain.

Matrice pour une pratique d’aménagement résiliente

De nombreux critères aident à identifier les stratégies les plus efficaces dans une optique de résilience territoriale et de nordicité. Deux critères sont proposés :

1- Résilience territoriale

La résilience territoriale examine la manière dont un territoire géographique répond face à une perturbation. La résilience territoriale d’un lieu peut donc être multifacette, car un lieu peut être bien équipé pour répondre aux changements environnementaux, mais mal équipé pour s’adapter à d’autres types de changements (crise économique, croissance démographique, etc.). Dans le cadre de ce travail, nous proposons de nous concentrer sur trois dimensions de la résilience territoriale : la résilience climatique, la résilience saisonnière (la pertinence de la stratégie spatiale à travers les saisons et les efforts nécessaires pour répondre aux cycles saisonniers), et la résilience sociale (la contribution de la stratégie spatiale à l’équité sociale).

2- Agilité

Les stratégies spatiales évolutives possèdent la flexibilité nécessaire pour être adaptées d’un contexte territorial à un autre. Lors de l’évaluation de l’efficacité de ces stratégies, il est essentiel de considérer leur évolutivité et leur adaptabilité. Un facteur clé dans cette détermination est de savoir si une stratégie, initialement appliquée dans un contexte spécifique, peut être mise en œuvre dans un cadre territorial différent. Cette adaptabilité s’étend également aux considérations financières. Les stratégies qui dépendent fortement de circonstances uniques ou spécifiques peuvent être moins impactantes, car leur évolutivité limitée les rend plus difficiles à appliquer de manière générale. Ainsi, la capacité d’une stratégie à être adaptée et évolutive dans divers contextes – des villages aux grandes villes – est un aspect vital de sa contribution potentielle à un cadre pratique pour des pratiques spatiales résilientes en territoire nordique.

 

Stratégies hivernales

L’hiver s’accorde avec les températures froides, les journées courtes, le verglas et des paysages aux couleurs aplaties par la neige.

Ces caractéristiques sont au cœur des stratégies de promotion territoriale des villes nordiques qui revendiquent leur hiver blanc comme pilier identitaire. C’est dans cette perspective que sont mis en lumière plusieurs exemples d’initiatives urbaines qui font de la nordicité une force à valoriser.

Ces exemples de stratégies sont regroupés en quatre catégories.

1. Jeux de lumière et art visuel

Pour les territoires urbanisés du sud du Canada, le soleil pointe le bout de son nez vers 7h30 du matin et disparaît derrière l’horizon aux alentours de 16h, lors du solstice d’hiver. À Sept-Îles, l’astre solaire se couche une trentaine de minutes plus tôt encore.

Ainsi, la nuit vient de pair avec l’hiver. Cet univers peut présenter des opportunités uniques qui ne voient le jour qu’en cette période de l’année.

À titre d’exemple, les plans lumière, les projections multimédia extérieures et certains types d’arts visuels peuvent être déployés avant même la sortie des bureaux.

Les plans lumière

Sur le fond noir, les lumières contrastent et offrent un nouveau regard sur la ville et son paysage nocturne. À cet égard, les plans lumière, soit des plans directeurs de l’éclairage, sont un outil privilégié par de nombreuses villes nordiques afin de dynamiser certains quartiers. Ils ont pour objectif de mettre en scène le paysage urbain. Ces derniers cherchent à favoriser l’appropriation des lieux par la création de parcours qui guident les piétons – parfois même à leur insu – et par le fait même, à stimuler certains secteurs commerciaux et touristiques.

Gorge de la rivière Magog, Plan lumière de Sherbrooke, La Presse
Gorge de la rivière Magog, Plan lumière de Sherbrooke, La Presse
Illuminations hivernales dans le Vieux-Montréal, SDC Vieux-Montréal
Illuminations hivernales dans le Vieux-Montréal, SDC Vieux-Montréal

Les projections multimédias

Projetées sur les murs aveugles de bâtiments du paysage urbain ou même sur les couronnes des arbres, les projections multimédias deviennent de plus en plus populaires et accessibles dans les villes nordiques du monde. À Montréal, l’installation artistique Cité Mémoire est un parcours d’images, de paroles et de musiques dépeignant, en plus d’une vingtaine de tableaux, des personnages ayant marqué l’imaginaire de la métropole. Le projet voit le jour dans le Vieux-Montréal et le Vieux-Port, pour ensuite s’étendre jusqu’au centre-ville, au Quartier Latin, dans l’Est montréalais à Pointe-aux-Trembles, et quelque 350 kilomètres plus loin dans Charlevoix depuis 2023. Les projections débutent 30 minutes après le coucher du soleil, soit de 21h10 au plus haut de l’été et à 16h30, au plus creux de l’hiver. Ainsi, débutant jusqu’à cinq heures plus tôt en hiver, ces projections trouvent une nouvelle audience alors que les saisons progressent.

Cité mémoire, Quai de l’horloge, Vieux-Montréal, Photo de livinmtl (Instagram)
Cité Mémoire, Quai de l’horloge, Vieux-Montréal, Photo de livinmtl (Instagram)
Cité Mémoire, Projection sur un immeuble de la rue Saint-Sacrement, Vieux-Montréal, Photo de phil_belf (Instagram)
Cité Mémoire, Projection sur un immeuble de la rue Saint-Sacrement, Vieux-Montréal, Photo de phil_belf (Instagram)

L’art public

L’art peut illuminer la ville et les villages d’hiver. C’est d’ailleurs ce que propose le festival Luminothérapie au Quartier des spectacles de Montréal avec sa série d’œuvres colorées et illuminées qui émerveille les visiteurs à travers l’univers poétique de l’art. Ailleurs, les sculptures sur glace de 13 équipes canadiennes sont présentées dans le cadre du Championnat national de sculpture sur glace du Bal de Neige à Ottawa. Celles-ci sont mises en valeur par un éclairage coloré dans ce festival qui accueille environ 1,6 million de visiteurs chaque année.

Figure 8. Luminothérapie, Quartier des spectacles de Montréal, Photo par lolapirate (Instagram)
Entre les rangs/Luminothérapie. Photo: Cindy Boyce

2. Le corps en mouvement

Plusieurs pratiques d’aménagement hivernales proposent des interventions qui mettent le corps en mouvement à travers des parcours piétons ou des activités sportives. Le mouvement physique réchauffe sans frais et sans émission de carbone.

Parcours de glace

Les communautés rurales mettent parfois à profit leurs grands espaces pour nous permettre de mieux découvrir le paysage naturel hivernal en patin. Dans les Cantons-de-l’Est ou en Mauricie, des réseaux de sentiers glacés de plusieurs kilomètres allient le patinage au calme de la forêt.

Patinage de forêt au Domaine de la forêt perdue, Notre-Dame-du-Mont-Carmel, Photo par L. Guarneri (bonjourquebec.com)
Patinage de forêt au Domaine de la forêt perdue, Notre-Dame-du-Mont-Carmel, Photo par H. Bassaraba (bonjourquebec.com)

La transformation de l’espace en terrain de sport

Plusieurs initiatives ont vu le jour afin de se réapproprier des espaces enneigés qui autrement ne devenaient praticables qu’après la fonte des glaces. Par exemple, un terrain de golf public peut être aménagé de sorte que les résidents y pratiquent la marche, la raquette ou encore le ski de fond.

Lorsque la topographie le permet, une colline peut être transformée en centre de ski alpin urbain, comme le démontre cette initiative réalisée à Toronto qui rappelle le mont-Royal des années 1970.

Le curling en plein air, aussi appelé curling sur étang, est un autre sport hivernal emblématique des villes nordiques. Les amateurs organisent des tournois sur des étangs gelés, perpétuant ainsi l’héritage historique de ce sport pratiqué depuis plus de 150 ans au Québec et depuis le XVIe siècle en Écosse.

Parcours de randonnée, Club de golf de Dentonia, Toronto, Photo par Trevor Harris / Dialogue Creative
Parcours de randonnée, Club de golf de Dentonia, Toronto, Photo par Trevor Harris / Dialogue Creative
Disc golf d'hiver, Club de golf de Dentonia, Toronto, Photo par Trevor Harris / Dialogue Creative
Disc golf d'hiver, Club de golf de Dentonia, Toronto, Photo par Trevor Harris / Dialogue Creative
Remonte-pente du Mont-Royal (1966-1972), Montréal, Fonds du Services des affaires institutionnelles, archives de la Ville de Montréal
Remonte-pente du mont-Royal (1966-1972), Montréal, Fonds du Services des affaires institutionnelles, archives de la Ville de Montréal
Service de police en ski, Montréal, Fonds du Services des affaires institutionnelles, archives de la Ville de Montréal
Service de police en ski, Montréal, Fonds du Services des affaires institutionnelles, archives de la Ville de Montréal

Du prêt de livre au prêt de luge

Afin de donner un coup de main (ou de mitaine) aux nouveaux initiés aux sports d’hiver, certaines bibliothèques de villes nordiques ont opté pour le prêt de raquettes, de luges, de crampons et même de bâtons de marche. Différentes formules s’appliquent. À Montréal, quatre bibliothèques municipales offrent l’équipement derrière le comptoir de service, alors qu’à Toronto, c’est plutôt la bibliothèque qui se déplace pour prêter son équipement in situ, facilitant ainsi l’accès au sport d’hiver. Cette initiative facilite la pratique du plein air de proximité en hiver, notamment pour les nouveaux arrivants qui expérimentent parfois la neige pour la toute première fois et pour les résidents qui ne peuvent acheter l’ensemble de l’équipement requis.

Bibliothèque de patins mobile, Toronto, Photo tirée de toronto.ca
Bibliothèque de patins mobile, Toronto, Photo tirée de toronto.ca

Les parcs à « meilleurs amis »

Lors des périodes froides, le rôle des parcs en tant qu’espaces de rencontres spontanées se situe en retrait. Seuls espaces publics où le meilleur ami de l’homme peut vagabonder et courir librement, les parcs à chiens reçoivent des propriétaires dévoués et parfois forcés de braver le mauvais temps hivernal pour accorder ce bref moment de liberté à leurs compagnons à quatre pattes. Alors que le jeu et la chamaille réchauffent ces derniers, les maîtres – souvent immobiles – discutent sans être protégés des éléments. Ces parcs urbains font donc partie des rares espaces extérieurs qui conservent leur fonction été comme hiver et qui, du même fait, favorisent les interactions sociales extérieures et les rencontres spontanées en saison hivernale.

Afin de favoriser les nouvelles rencontres sociales canines ou humaines durant l’hiver, le mobilier urbain pourrait rallier l’art et le design au fonctionnalisme dans ces espaces canins. Le tout, en misant sur une structure visant à protéger des intempéries, sans consommation énergétique. En intégrant ce type d’installation dans les parcs à chiens, les séances au parc pourraient être plus longues pour tous et, ces espaces, embellis été comme hiver.

Parc Pilot de Ville-Marie, Photo de Benjamin Leclair-Paquet
Les Warming Huts à Winnipeg, Photo par Azure Magazine
Les Warming Huts à Winnipeg, Photo par Azure Magazine

3. Programmation événementielle

Les festivals d’hiver, villages d’hiver et marchés de Noël sont des piliers de la vie culturelle des villes nordiques canadiennes. Ils apportent une vitalité unique à ces lieux en proposant des activités pour tous, en transformant un endroit en lieu d’échanges chaleureux. Les festivités attirent des visiteurs venus de tous horizons, enrichissant la communauté locale de leur présence et stimulant l’économie locale. Dans le grand livre de l’histoire des villes nordiques, ces événements sont une note joyeuse, une célébration de l’hiver et de la culture locale.

Les villages éphémères

Avec l’hiver, les lacs gèlent et des villages de pêche sur la glace s’improvisent. Il s’agit d’une occasion pour faire briller la créativité à travers le design de cabane et des talents de pêcheur.

En plus de cette fonction culturelle, ces villages improvisés sont également des vecteurs de développement économique pour les petites municipalités, tout en favorisant les échanges humains entre les habitants et les visiteurs.

Cabanes à pêche sur le fjord gelé du Saguenay, Photo de Loic Legarde
Cabanes à pêche sur le fjord gelé du Saguenay, Photo de Loic Legarde

Les festivals d’hiver

Les festivals d’hiver sont des moments privilégiés pour les villes nordiques, qui peuvent ainsi mettre en valeur leur identité culturelle et leur patrimoine. C’est également l’occasion de rassembler les habitants et les visiteurs autour d’une ambiance festive et chaleureuse. Des métropoles aux villages en montagne, ces festivals sont aussi variés que l’imaginaire nordique. Les amateurs de musique électronique se donnent rendez-vous au festival Igloofest de Montréal ou encore au ArtikFest de Trois-Rivières, alors que la lumière brille sur les sculptures au Festival Saint-Côme en glace et au Carnaval de Québec.

Sculpture de glace au Carnaval de Québec
Sculpture de glace au Carnaval de Québec et Festival Saint-Côme en glace, Photo tirée du compte Instagram de l'événement
Igloofest de Montréal, Photo tirées des comptes Instagram de l'événement
Igloofest de Montréal, Photo tirée du compte Instagram de l'événement

4. L’appropriation informelle

L’hiver transforme les villes en véritables terrains de jeu. Il n’est donc pas rare d’y voir apparaître certaines formes plus informelles d’appropriation des espaces publics. Portées par l’initiative citoyenne, ces pratiques informelles rassemblent, inspirent et tirent profit des espaces interstitiels parfois oubliés lors des saisons froides.

La ruelle blanche

Dans certains cas, les stratégies exigent une absence exceptionnelle d’intervention municipale, comme le déneigement et le dépôt de sel, de sable ou de gravier pour éviter les chutes. Comme exemple, un débat en 2013 a mené le conseil municipal de VilleraySaint-MichelParc-Extension à voter en faveur d’une motion visant à doter l’arrondissement de règles encadrant l’aménagement de ruelles blanches. Cette initiative a permis de mettre fin à la destruction des patinoires de ruelles lors des opérations de déneigement ou de déversement de sel ou de sable.1

 

 

Ruelle blanche, Montréal, Pinterest
Ruelle blanche, Montréal, Pinterest

La butte

Par ailleurs, les opérations de déneigement peuvent participer à créer des espaces de jeux, en aménageant des buttes de neige prêtes à être utilisées par des montagnes d’enfants. Pour les plus grands, les côtes gazonnées en été peuvent, en hiver, facilement devenir un terrain de pratique pour la luge biplace, les soucoupes ou les tapis à neige.

Glisse d'hiver improvisé, Photo tirée de jennyandy.ca
Glisse d'hiver improvisée, Photo tirée de jennyandy.ca
Ian Robertson (exploresquamish.com)

La patinoire de tennis

Un peu d’eau et beaucoup de patience, voici la recette pour qu’un terrain de tennis ait une toute nouvelle fonction en hiver. Leurs hautes clôtures en guise de bandes, leurs surfaces plates et leurs emplacements stratégiques à travers le territoire en font des espaces parfaitement adaptés pour accueillir une patinoire de hockey extérieure.

Patinoire sur un terrain de tennis, Timberlea, Nouvelle-Écosse, Photo par The links at Brunello

L'urbanisme nordique comme pratique de résilience territoriale

Particulièrement assujetties aux aléas du climat, les villes nordiques sont en constante quête d’innovation. La résilience territoriale s’impose donc comme le fer de lance (ou la tête de pelle) des stratégies hivernales échantillonnées. Tout un chacun permet, d’une façon ou d’une autre, d’améliorer la réponse aux changements climatiques et de limiter les efforts saisonniers. Elles cherchent à atteindre une équité sociale alors que les villes perdent de leurs couleurs. Celles-ci se veulent agiles et sont conçues de manière à s’adapter à une région ou d’un territoire à l’autre. En somme, elles tirent parti des contraintes de la nordicité pour en faire un atout.

Auteurs

  • Benjamin Leclair-Paquet Directeur de projet - Urbanisme planification
  • Vincent Malo Stagiaire en urbanisme
  • Avec la contribution de Xavier Santerre Chargé de projet, Design urbain
  • Audrey Granger Designer graphique
  • Marie-Noëlle Carré Directrice de projet - Urbanisme planification

Références

1 Jeanne Corriveau, « Montréal aura ses ruelles blanches », Le Devoir, 2013, https://www.ledevoir.com/politique/montreal/372069/montreal-aura-ses-ruelles-blanches.